C’est le 15 août 1946 que Notre-Dame de Boulogne arrive dans le diocèse d’Annecy après avoir soulevé la ferveur des fidèles des diocèses de Tarentaise, Maurienne et Chambéry. Posée sur un char, tiré souvent par quelques hommes, la « Madone » va parcourir des centaines de kilomètres et visiter plus de cent-quatre-vingts paroisses avec célébration d’une messe de minuit pour les unes et d’une messe de jour pour les autres. Durant près de cent jours, elle circulera sur des routes richement décorées de guirlandes faites de verdures et de fleurs, passera sous d’innombrables arcs de triomphe, recevra l’hommage des fanfares locales, sera installée au cœur d’églises richement ornées.
De la mi-août jusqu’au début du mois de septembre, la statue partie d’Ugine atteint Taninges après avoir visité Chamonix, Assy, le Reposoir… La statue ne peut effectuer des parcours de plus de 15 kilomètres par jour, avançant à une vitesse moyenne de 3 kilomètres à l’heure, bien moins lorsque le profil du chemin se fait plus difficile.
La « Semaine religieuse » rapporte les nombreuses marques de ferveur dont la statue fait l’objet. À Saint-Nicolas-la-Chapelle le cortège est reçu par le maire et son conseil municipal au complet. Durant le mois de septembre, le cortège parti des Gets avance pas à pas jusqu’à Annecy. L’entrée dans Faverges s’effectue en passant sous un magnifique arc « surmonté d’un globe où est plantée une croix pour souligner l’idée missionnaire ». Déjà Châtel avait réalisé un surprenant arc de triomphe fait de « deux grandes luges ornées d’outils agricoles ». Quittant Annecy, la vierge gagne ensuite les rives du Léman jusqu’à Saint-Gingolph. Traversant Cruseilles, ce sont deux barques, pleines d’enfants aux bras chargés de fleurs, reliées entre elles par l’inscription « AVE MARIS STELLA » sous lesquelles passe la vierge nautonière.
C’est au sanctuaire marial de La Bénite Fontaine près de la Roche-sur-Foron que la ferveur est à son sommet. « La cérémonie du 11 octobre 1946 », écrit l’historienne E. Deloche dans son ouvrage sur le diocèse d’Annecy, « semble véritablement marquer les dix mille pèlerins présents ». Et de préciser que la « Revue du diocèse d’Annecy » estime qu’il s’agit là d’une « journée historique qui mérite de prendre place dans les annales ».
Dans bien d’autres paroisses, rapporte l’historienne, « les cérémonies réunissent des foules très importantes, tel est le cas dans la vallée de Thones, où les églises – pourtant d’une grande capacité – ne peuvent accueillir tous les fidèles qui se massent pour venir saluer et remercier Notre-Dame ».
Fin octobre, la statue entre dans Saint-Julien-en-Genevois avant de poursuivre son périple vers le sud du diocèse. Comme ailleurs, la traversée de l’Albanais mobilise les mêmes foules de fidèles solidement encadrées par le clergé en grande pompe. De nombreux clichés pris à Rumilly donnent à voir l’importance de ces cortèges. Les fidèles passent en rangs serrés devant le photographe qui s’est installé sur le pont enjambant la Néphaz. Il a saisi le moment où des religieuses en cornette passent devant l’appareil, suivies d’un grand nombre de femmes et d’hommes en chapeau. Tous défilent en ouvrant les bras. On peut imaginer qu’ils chantent ou récitent des prières. Ainsi cadré, le cliché permet aussi d’apprécier l’importance du cortège qui s’étire sans discontinuer jusqu’au fond de la rue. La procession est photographiée tout au long de son parcours, Grande rue, place Croisollet, rue de Montpelaz jusqu’à l’église Sainte-Agathe où un important clergé règle la cérémonie au milieu des familles et des enfants.
La vierge à la barque quittera le diocèse d’Annecy par Collonges pour à nouveau parcourir celui de Belley fin novembre. Au cours des trois mois durant lesquels la « Vierge blanche » sillonne les paroisses de Haute-Savoie, bien d’autres évènements agitent le France et le monde. Pour la seconde fois depuis 1945, une assemblée nationale constituante est élue en France en juin 1946. Son travail soutenu va déboucher sur l’adoption d’une constitution fin septembre 1946. Le mois suivant, par référendum, les électeurs l’approuvent : la IVe République vient de naître. Au même moment, un évènement culturel anime la Côte d’Azur, appelé à devenir bientôt un moment essentiel pour le « planète cinéma ». Le 20 septembre 1946 s’ouvre le premier festival de Cannes. En Allemagne, le verdict du Tribunal de Nuremberg tombe le 1er octobre. Les principaux dignitaires nazis viennent d’être condamnés à la peine capitale pour crime contre la paix, crime de guerre et crime contre l’humanité. Notre-Dame de Boulogne traverse encore le diocèse de Belley quand en décembre l’Unicef est créé et qu’en Indochine débute une des deux guerres coloniales qui va affecter notre pays.
Ce regain du culte marial que provoque le passage de la vierge nautonière ne doit pas faire illusion en donnant à penser qu’une « relative réconciliation des Français s’amorce ». Si « au nom de la solidarité, née pendant la Résistance, les conflits semblent s’apaiser un temps », écrit l’historienne E. Deloche dans son ouvrage « Le diocèse d’Annecy de la Séparation à Vatican II » (consultable en ligne), « rapidement l’installation du monde dans un système bipolaire avec la Guerre froide fait renaître les rancœurs ». L’illusion d’un retour à la « ferveur d’antan » doit aussi être levée. Le périple de la vierge blanche ferme une époque pour une société qui entre dans la modernité avec le désenchantement du monde qui l’accompagne.
Jean-Louis Hebrard